Je commence à travailler sur le spectacle de Fresh Voices qui va se jouer en février à Touchstone. C'est à nous, les deux apprenties, de monter un spectacle composé de trois "morceaux": le solo de Mariel, mon solo, et notre duo.
Comme j'étais apprentie l'année dernière, je connais les règles: carte blanche, vous vous débrouillez, mais c'est sous-entendu qu'il faut "come up with something good".
Pour mon solo, j'ai envie de parler de l'experience de la double-culture qui aboutit à une tierce culture, souvent innommable et subjective. Je sais qu'il y a pas mal de lecteurs de ce blog qui sont concernés, de près ou de loin, par cette problématique, et je suis toujours curieuse et intéressée d'entendre les experiences personnelles qui en découlent. Donc, partagez, si vous voulez!
J'ai toujours fait partie de deux cultures, et j'ai été bercée par deux - très belles - langues au point de les mélanger pour créer le marasme qu'est le "franglais". Mais j'essaye aussi, autant que possible, de respecter la structure de chaque langue, et j'aime écrire en chacune d'elle.
Mais c'est vrai que quand je réfléchis, les deux systèmes expressifs que sont le français et l'anglais se soudent, se font écho, se relaient dans mon esprit.
Cette notion de mélange culturel qui aboutit à une nouvelle identitée, au delà d'un territoire, a été théorisée par plusieurs penseurs. J'avais déjà entendu parler des expressions "Third cultures kid (TCK)" et "cross-cultural kid (CCK)" et j'avais même navigué sur le site dédié au sujet. Je viens d'acheter en ligne Third Culture Kids: Growing up Among Worlds by David C. Pollock and Ruth E. Van Reken. Je n'étais pas très étonnée d'apprendre que cette partie de la population avait été observée et étudiée, surtout par des sociologues américains (ou, au moins, comptant les Etats-Unis comme un de leur pays de culture).
Mais, alors que je me balladais dans Lyon (il y a de cela une semaine), je suis tombée, par pur hasard, sur un livre qui allait me parler comme peu de livres m'avaient parlé jusqu'ici : Le Tiers Instruit de Michel Serres.
Petit livre de poche posé dans une benne de livres d'occasion, payé 1euro 50 à un libraire qui était en pleine conversation avec quelqu'un, et qui ne s'est en aucune façon aperçu à quel point il avait contribué à me faire comprendre qui je suis.
J'exagère à peine mon enthousiasme et ma surprise. Je crois bien que j'en avais la bouche ouverte, et j'ai du me parler toute seule, audiblement, dans le quartier du vieux Lyon. "C'est pas possible, c'est pas possible, c'est fou...Michel Serres, ça me dit vaguement quelquechose... Michel Serres...". Oui, ça aurait pu me dire quelquechose en effet : académicien, philosophe, sociologue, collègue de Michel Foucault, etc.
J'ai commencé à lire l'essai dans un café, place Bellecour, le soir-même, en attendant qu'Amélie sorte du travail. Et, comme je le fais souvent quand l'enthousiasme me saisit à propos d'une oeuvre, j'ai commencé à recopier des passages, à en souligner d'autres, à écrire des notes dans les marges, des points d'exclamation qui disent "Oui, oui! Je comprends! Je voulais dire ça, moi aussi, mais je n'y étais pas parvenue. Merci!"
Je recopie ici le passage intitulé Naissance du Tiers, parce que mes paraphrases n'atteindraient pas la clarté de l'original :
" Il parvient à l'autre rive : autrefois gaucher, vous le trouvez droitier, maintenant; jadis gascon, vous l'entendez francophone ou anglomane aujourd'hui. Vous le croyez naturalisé, converti, inversé, bouleversé. Certes, vous avez raison. Il habite vraiment, quoique avec douleur, le second rivage. Le pensez-vous simple? Non, bien sûr, double. Devenu droitier, il demeure gaucher. Bilingue ne veut pas dire seulement qu'il parle deux langues: il passe sans cesse par le pli du dictionnaire. Bien adapté, mais fidèle à ce qu'il fut. Il a oublié, obligatoirement, mais il se souvient quand même. Le croyez-vous double?
Mais vous ne tenez pas compte du passage, de la souffrance, du courage de l'apprentissage, des affres d'un naufrage probable, de la crevasse ouverte dans le thorax par l'écartèlement des bras, des jambes et de la langue, large barre d'oubli et de mémoire qui marque l'axe longitudinal de ces rivières infernales que nos anciens nommaient amnésies. Vous le croyez double, ambidextre, dictionnaire, et le voilà triple ou tiers, habitant les deux rives et hantant le milieu où convergent les deux sens, plus le sens du fleuve coulant, plus celui du vent, plus les inclinaisons inquiètes de la nage, les intentions nombreuses produisant les décisions; dans ce fleuve dans le fleuve, ou la crevasse au milieu du corps, se forme une boussole ou rotonde d'où divergent vingt sens ou cent mille. L'avez-vous cru triple?
Vous vous méprenez encore, le voilà multiple. Source ou échangeur de sens, relativisant à jamais la gauche, la droite et la terre d'où sortent les directions, il a intégré un compas dans son corps liquide. Le pensiez-vous converti, inversé, bouleversé? Certes. Plus encore: universel. Sur l'axe mobile du fleuve et du corps frissonne, émue, la source du sens."
pp. 26-27.
Il y a pleins d'autres passages à souligner, et d'images percutantes. Je vais m'en servir, et essayer de convertir certaines de ces idées sur scène en créant des images théâtrales, des atmosphères et des personnages qui parlent du tiers, et de l'universel. On verra ce que ça donne!
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